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Chômeuse sur le divan
14 octobre 2020

Un long travail de deuil 1/3

Le tribunal de commerce avait deux jours pour confirmer la liquidation du journal. Nous savions que tout était fini puisque nous n’avions même plus de quoi payer le papier. Nous avions jusqu’à la fin de la semaine pour débarrasser les locaux, c’est à dire retirer nos affaires personnelles de nos agences respectives. Nous devions ensuite attendre le passage de l’huissier pour revenir et nettoyer les lieux, à la demande du bailleur. L’officier devait prendre ce qui appartenait à l’entreprise : mobilier, matériel informatique… afin de le rassembler au siège et le vendre aux enchères.

J’ai passé la journée du jeudi (lendemain de la manif) à trier mon bazar, tout ce qui s’amoncelait sur mon espace de travail : mes archives, les livres que l’on nous avait donnés, les carnets de notes. Mais aussi ce qui personnalisait mon bureau : une voiture bleue miniature d’EDF que la directrice m’avait offerte lors d’une conférence de presse, un galet presse papier récupéré lors d’un repas au lycée agricole, un trophée du rallye moto de la gendarmerie, des cartes postales envoyées par des anciens collègues et pigistes, les centaines de cartes de visite glanées ça et là sur l’ensemble du département, mes pots remplis de crayons publicitaires. En une journée, ce sont les douze années passées dans ce journal qui défilaient sous mes yeux. De quoi remplir ma voiture et effectuer plusieurs voyages entre mon appartement et le bureau. Le vendredi, mes collègues corréziens et moi nous sommes réunis autour d'un repas avec Jean-Pierre et Michèle, nos retraités préférés. Nous étions encore ensemble lorsque le directeur nous a envoyés un SMS officialisant la fin de notre titre.

Nous étions abasourdis. Difficile de réaliser la brutalité de ce qui nous arrivait. Cette violence institutionnelle et économique. Nous avions envie de rester encore un peu ensemble. Cette semaine-là nous avons partagé des repas, des émotions, des souvenirs. Et des larmes. J'ai vu Jean-Pierre pleurer comme jamais. Brisé, lui qui avait tant donné pour son "canard". Mes yeux restaient secs. Si émotive d’habitude, je ne parvenais pas à pleurer. Pourtant la tristesse était là tout au fond de moi, la colère aussi. Il fallut des mois et des nuits sans sommeil pour que les émotions sortent. Il fallut aussi l’aide de psychologues.

Un licenciement isole. Du jour au lendemain, on perd nos repères, notre rythme. J’étais et je suis toujours un peu déboussolée. Je me sens souvent incomprise.

Une grande réunion au siège régional de Pôle Emploi nous a donné l’occasion de tous nous retrouver. Nos échanges se prolongeaient aussi par mail au sujet du liquidateur, des dossiers administratifs à recevoir et à remplir, de l’attente de la prime et du début du CSP.

Le Contrat de Sécurisation Professionnelle est une belle invention. On reproche beaucoup de choses à l’État mais là je dois dire que le dispositif a été bien pensé. Il garantit au licencié 80 % de son salaire pendant un an. De quoi lui laisser le temps de se poser, se retourner, faire le point et repartir du bon pied. Un accompagnement spécifique et des formations au choix du chômeur sont inclus.

 

Grande braderie

Le passage de l’huissier a eu lieu deux mois et demi après la décision du tribunal. La vente aux enchères a été relayée par la télé régionale. On y voit nos ordinateurs, imprimantes et notre mobilier partir en quelques coups de marteau pour une bouchée de pain. Une grande braderie… Les images sont cruelles et me font mal.Tout ça pour ça… On est peu de chose, y compris nos entreprises !

Cette étape franchie, il nous restait à débarrasser complètement nos agences. On s’est revu, on a trié, jeté, nettoyé et on s’est réparti les quelques souvenirs d’un bout de vie passé ensemble.

Qui récupère le micro-ondes ? Et la bouilloire ? Qui veut des livres ? On fait quoi du petit sapin de Noël ?

J’ai tenu à être la dernière à tourner la clé dans la serrure de notre agence départementale. Je l’ai fait seule, un soir de semaine, après m’être assise sur mon fauteuil et jeté un ultime regard sur cette grande pièce blanche et moulurée. Ce local que j’aimais tant.

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