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Chômeuse sur le divan

13 janvier 2021

Lutter pour ne pas couler

Jamais je n’aurais pensé une chose pareille : devoir rester chez soi pour échapper à un virus venu de Chine. Est-il le résultat d’une manipulation en laboratoire ou d’une zoonose issue d’un pangolin ou d’une chauve-souris ? Le saura-t-on un jour ? Etant à risque avec des problèmes pulmonaires, j’ai pris la chose très au sérieux. Même en février 2020 lorsque, depuis ma chambre d’hôpital, je suivais la progression de la pandémie sur les chaînes d’infos. « Bah ce n’est qu’une petite grippe, ils en font trop », m’avait lancé en riant un aide-soignant portant mon plateau-repas.

Au final, la grippette aura paralysé toute une planète. En mars, le temps s’est arrêté soudainement. Tout fut annulé. J’ai bien vécu ce premier confinement car dans mon esprit, il repoussait l’échéance de la recherche du travail et je n’étais pas encore tout à fait prête pour cela. Il fallait tourner définitivement la page du journal et accepter aussi de changer de métier. La presse est en crise et je ne veux plus vivre une situation de précarité ou subir à nouveau un licenciement économique. Ma santé mentale n’y survivrait pas.

Mes journées se sont écoulées paisiblement entre jardinage et broderie. J’avais besoin de créer quelque chose et de mettre les mains dans la terre pour cultiver la vie. J’ai gratté, arraché ce qui était mauvais, puis semé, surveillé, arrosé. Le potager m’obligeait à me lever.

Ce fut aussi le grand tri : habits, objets, papiers… les placards furent ouverts les uns après les autres et vidés. Les sacs poubelles remplis de vêtements se sont amoncelés dans le garage jusqu’à former un monticule. J’ai profité de ce moment hors du temps pour réfléchir à mon projet professionnel, pour réaliser un CV sur la plateforme Pôle Emploi et mettre mes idées au clair.

 

the_piano

 

Quotidiennement, je publiais une story sur Instagram. J’y retrouvais mes réflexes : réfléchir à un sujet, le mettre en scène, planifier la parution. J’ai recommencé à écrire, jetant mes émotions sur papier, lui confiant ma peine, ma rage, mon désespoir, ma peur.

Mais le soir, au moment de m’endormir, j’avais l’impression de couler, de m’enfoncer lentement dans la mer. Là, tout au fond de l’eau, se trouvait le cercueil du journal. Je me voyais à ses côtés, suspendue et immobile dans les abysses, un peu comme cette scène dans le film « La leçon de piano »*.

Il me fallait remonter à la surface, lutter contre la mort. Car perdre son travail aussi brutalement revient à recevoir une balle en pleine tête. On meurt professionnellement, socialement. Une amie psychologue proposait des séances gratuites pendant cette période. J’acceptais sur le champ. Ses coups de fil du mardi après-midi ont rythmé mon confinement, je les attendais avec impatience. Ce n’était pas tout à fait une thérapie car nous nous connaissions, mais j’avais besoin de parler, de raconter ma peine et mon vécu au journal.

C’est elle qui m’a fait prendre conscience que le canard s’en était allé au bon moment. Il n’aurait pas survécu au Covid ! En novembre, nous avions eu le temps de nous réunir et de faire les choses dans l’ordre. Impossible en temps de crise sanitaire. C’est elle aussi qui m’a encouragé à ouvrir ce blog.

Petit à petit, je refis surface, lentement mais sûrement.

 

(*) photo du film, DR

 

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29 décembre 2020

Un long travail de deuil 3/3

Je pensais que j’allais mieux. Coucher ma rancoeur sur le papier m’avait soulagé et je croyais que le processus de deuil était bien amorcé. Quelle illusion ! Un événement allait me prouver que je me trompais complètement.

J’avais reçu une invitation gratuite pour un spectacle de cabaret. Cette manifestation culturelle annuelle menée par une troupe amateure était incontournable. Nous avions l’habitude de la couvrir et nous avions noué de bonnes relations avec les organisateurs. Emus par notre triste sort, ces derniers avaient décidé de nous offrir une séance au choix. Je me suis rendue à la première, ravie de passer un bon moment. On m’a placé à la table presse située un peu à l’écart du reste de la salle. Cela me convenait parfaitement car je craignais d’attraper ce nouveau virus venu de Chine. J’étais à côté de deux jeunes journalistes et de la photographe du grand journal local. Eux travaillaient, moi pas. Pour la première fois j’assistais au spectacle sans notes ni photos à prendre.

J’ai profité du show, appréciant les chants, l’ambiance joviale et les décors. J’ai revu quelques connaissances et discuté avec elles lors des changements de plateaux. Je n’ai pu m’empêcher de réaliser quelques petites vidéos pour les partager dans ma story Instagram. « Ce fut une belle soirée !», me dis-je en rentrant chez moi…

Nuit blanche

Je n’ai pas fermé l’oeil ou si peu. Mes pensées m’ont empêché de dormir. Je n’ai pu retenir les idées noires. J’ai réalisé cette nuit-là que je n’étais plus journaliste. C’était fini. Mon petit canard n’existait plus et en quelque part, moi non plus. Le match se déroulait devant mes yeux sans que je puisse y participer. J’étais sur la touche, ou pire dans les vestiaires. C’était fini pour moi mais les autres continuaient de jouer sous les encouragements du public. J’avais mal.

giphy

Le lendemain, en visite chez ma mère, je ne pus retenir mes larmes. Je n’avais pas pleuré comme cela depuis le décès de mon père cinq ans plus tôt. Ma peine était immense et mes sanglots entrecoupés d’accès de colère. « Les autres vivent et nous, nous sommes morts, c’est injuste ! », explosai-je. Je prenais enfin conscience de ma situation. J’avais besoin de pleurer, de gueuler ma rage et ma souffrance affalée sur le tapis de la salle à manger. J’extériorisais enfin mes émotions sous le regard maternel plein de compassion*.

 

Quelques jours après la France était confinée. Le temps s’est brusquement arrêté, à mon grand soulagement.

 

(*) C’est à la suite de cette expérience que j’ai écrit d’un jet le texte « le coeur brisé » publié sur ce blog.

 

4 novembre 2020

Un long travail de deuil 2/3

Le deuil est difficile. Il faut accepter de tout perdre : l’emploi, les collègues, le bureau, le quartier, les reportages, les tâches, le salaire, le journal, les lecteurs, les correspondants, le statut social, la vie palpitante de journaliste.J’ai au fond du bide un sentiment profond d’injustice. Après les études, j’ai galéré pour trouver un objectif professionnel puis un emploi. J’ai accepté des CDD mal payés et les mauvaises conditions de travail puis une fois en CDI, j’ai tout donné pour que le journal évite la catastrophe.

Au final, tout ça pour ça ? Douze ans de boulot acharné pour finir au chômage du jour au lendemain ? Pour me retrouver encore devant un conseiller Pôle Emploi ? Pour m’entendre dire à nouveau : « alors qu’est-ce-que tu fais ? », « tu en es où ? ». Cela m’enrage !« Tu as des pistes ? », m’a-t-on demandé deux jours après la liquidation. « Tu vas faire quoi ? Tu vas déménager ? ». Les gens qui me posent ces questions ne se rendent pas compte de leur violence. Cette injonction à rebondir, à retrouver du travail dans la foulée me met mal à l’aise et me pousse à m’isoler. Comment voler alors que l’on m’a coupé les ailes ?« Mais qu’est ce que je vais faire ?», est la grande question. Elle m’empêche de dormir et m’angoisse. Elle précède les sanglots.

Forcément le corps finit par réagir et quinze jours après la liquidation, je fais une grave crise d’asthme. Des bactéries sont détectées dans mes poumons et je suis hospitalisée huit jours. Au cour de mon séjour, je croise dans le hall de l’hôpital une connaissance, une artiste qui intervient auprès des enfants malades. Elle me reconnaît et de but en blanc me demande si j’ai retrouvé du travail. Elle ne s’étonne pas de me voir dans ce lieu et ne cherche même pas à savoir comment je vais. Ce qui importe c’est ce que je fais. Je lui ai bredouillé quelques mots et ramené la conversation sur ma santé.

Je ne lui ai pas raconté comment je m'occupais dans ma chambre aux murs blancs, entre perfusions et aérosols. Je rédigeais des lettres manuscrites fictives et « vomitives ». Fictives car elles ne furent jamais postées, vomitives car j’y couchais tout mon ressenti, toute ma rancoeur. J’ai écrit à mon ancien patron, au président de l’association de lecteurs du journal, aux marchands de journaux, à ceux qui ne nous ont jamais lu mais qui nous regrettent. Cela m’a soulagé. Ce fut une première étape.

14 octobre 2020

Un long travail de deuil 1/3

Le tribunal de commerce avait deux jours pour confirmer la liquidation du journal. Nous savions que tout était fini puisque nous n’avions même plus de quoi payer le papier. Nous avions jusqu’à la fin de la semaine pour débarrasser les locaux, c’est à dire retirer nos affaires personnelles de nos agences respectives. Nous devions ensuite attendre le passage de l’huissier pour revenir et nettoyer les lieux, à la demande du bailleur. L’officier devait prendre ce qui appartenait à l’entreprise : mobilier, matériel informatique… afin de le rassembler au siège et le vendre aux enchères.

J’ai passé la journée du jeudi (lendemain de la manif) à trier mon bazar, tout ce qui s’amoncelait sur mon espace de travail : mes archives, les livres que l’on nous avait donnés, les carnets de notes. Mais aussi ce qui personnalisait mon bureau : une voiture bleue miniature d’EDF que la directrice m’avait offerte lors d’une conférence de presse, un galet presse papier récupéré lors d’un repas au lycée agricole, un trophée du rallye moto de la gendarmerie, des cartes postales envoyées par des anciens collègues et pigistes, les centaines de cartes de visite glanées ça et là sur l’ensemble du département, mes pots remplis de crayons publicitaires. En une journée, ce sont les douze années passées dans ce journal qui défilaient sous mes yeux. De quoi remplir ma voiture et effectuer plusieurs voyages entre mon appartement et le bureau. Le vendredi, mes collègues corréziens et moi nous sommes réunis autour d'un repas avec Jean-Pierre et Michèle, nos retraités préférés. Nous étions encore ensemble lorsque le directeur nous a envoyés un SMS officialisant la fin de notre titre.

Nous étions abasourdis. Difficile de réaliser la brutalité de ce qui nous arrivait. Cette violence institutionnelle et économique. Nous avions envie de rester encore un peu ensemble. Cette semaine-là nous avons partagé des repas, des émotions, des souvenirs. Et des larmes. J'ai vu Jean-Pierre pleurer comme jamais. Brisé, lui qui avait tant donné pour son "canard". Mes yeux restaient secs. Si émotive d’habitude, je ne parvenais pas à pleurer. Pourtant la tristesse était là tout au fond de moi, la colère aussi. Il fallut des mois et des nuits sans sommeil pour que les émotions sortent. Il fallut aussi l’aide de psychologues.

Un licenciement isole. Du jour au lendemain, on perd nos repères, notre rythme. J’étais et je suis toujours un peu déboussolée. Je me sens souvent incomprise.

Une grande réunion au siège régional de Pôle Emploi nous a donné l’occasion de tous nous retrouver. Nos échanges se prolongeaient aussi par mail au sujet du liquidateur, des dossiers administratifs à recevoir et à remplir, de l’attente de la prime et du début du CSP.

Le Contrat de Sécurisation Professionnelle est une belle invention. On reproche beaucoup de choses à l’État mais là je dois dire que le dispositif a été bien pensé. Il garantit au licencié 80 % de son salaire pendant un an. De quoi lui laisser le temps de se poser, se retourner, faire le point et repartir du bon pied. Un accompagnement spécifique et des formations au choix du chômeur sont inclus.

 

Grande braderie

Le passage de l’huissier a eu lieu deux mois et demi après la décision du tribunal. La vente aux enchères a été relayée par la télé régionale. On y voit nos ordinateurs, imprimantes et notre mobilier partir en quelques coups de marteau pour une bouchée de pain. Une grande braderie… Les images sont cruelles et me font mal.Tout ça pour ça… On est peu de chose, y compris nos entreprises !

Cette étape franchie, il nous restait à débarrasser complètement nos agences. On s’est revu, on a trié, jeté, nettoyé et on s’est réparti les quelques souvenirs d’un bout de vie passé ensemble.

Qui récupère le micro-ondes ? Et la bouilloire ? Qui veut des livres ? On fait quoi du petit sapin de Noël ?

J’ai tenu à être la dernière à tourner la clé dans la serrure de notre agence départementale. Je l’ai fait seule, un soir de semaine, après m’être assise sur mon fauteuil et jeté un ultime regard sur cette grande pièce blanche et moulurée. Ce local que j’aimais tant.

7 août 2020

Et soudain tout s'est arrêté

On savait que la situation était grave, que cela ne durerait pas. Le journal moribond survivait grâce aux subventions de l’État à la presse, aux souscriptions lancées auprès des lecteurs et aux sacrifices des salariés. Il me faisait penser à un malade en soins palliatifs. Une nouvelle formule devait être éditée à l’automne, un « traitement » de la dernière chance sur fond d’année électorale (municipales) pour retrouver la santé. Il n’a jamais été administré.

Notre titre a été « débranché » la première semaine de novembre sur décision du tribunal de commerce et de notre direction. Celle-ci nous a appelé le lundi pour nous annoncer que l’édition du mercredi serait la dernière de l’histoire de ce canard militant. « Nous allons faire une visio-conférence pour établir son contenu », nous a indiqué le grand chef. La réunion 2.0 s’est déroulée entre sidération et fous rires nerveux.

Alors on allait finir comme ça… au bout de 76 ans de lutte. Ce ne sont pas le nazisme, la censure ou les flammes qui ont eu raison du titre mais la bêtise, le manque d’anticipation et la lassitude. De mauvais choix ont été effectués ces vingt dernières années par des gens qui n’étaient pas à leur place. Le lectorat vieillissant n’a pas été renouvelé, les militants se sont découragés. « L’aquoibonisme » a gagné les mentalités.

 

 

presse

 

Un enterrement symbolique

Je craignais de voir le journal mourir dans l’indifférence générale. « Il faut organiser un rassemblement», ai-je soufflé à mes collègues les yeux dans le vide. « Un enterrement symbolique comme on en a vu dans les manifs ». Sophie a proposé de fabriquer le cercueil. Petit, de couleur noire, il enfermait les ultimes éditions. Delphine a voulu confectionner des fleurs en papier journal et une couronne. Gérard a écrit l’éloge funèbre. De mon côté j’ai rédigé un avis d’obsèques et imaginé quelques slogans.

300 personnes nous attendaient devant le tribunal en ce triste mercredi de novembre : des lecteurs, des soutiens, des élus, des syndicalistes avec leurs drapeaux, des confrères, des anciens salariés et amis.

La météo était de circonstance. Jean-Pierre, notre ancien chef d’agence, s’est improvisé maître de cérémonie et a demandé à ce qu’une haie d’honneur soit formée au passage du cercueil et des employés. J’eus la charge d’ouvrir le cortège avec la couronne dans les mains. Le catafalque fut déposé au pied du bâtiment aux murs recouverts d’affiches et de slogans, le tout sous une salve d’applaudissements.

Notre déléguée syndicale a pris la parole puis le micro a circulé. Cette manifestation indispensable nous a mis un baume au coeur. Nous sommes repartis deux heures plus tard en abandonnant notre installation sur place. Nous avons partagé un repas avec les collègues des autres départements dans une brasserie.

Quelques heures plus tôt, avant le rassemblement, nous nous étions retrouvés au siège. J’eus à ce moment-là, l’impression de veiller un mort, d’assister à la levée de corps.

 

 

 

 

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30 juillet 2020

Faire mieux avec moins

Comment produire plus avec moins d’effectifs ? En repoussant ses limites ! Sans cesse. Après le plan social de 2012-2013, il fallut nous adapter à la suppression d’un poste dans notre service. Celui de Jean-Pierre qui abattait le travail de deux personnes. Il gardait un pied dans la boîte venant nous prêter main forte quand il le fallait. Il était payé à la pige.

Nous travaillions dix jours d’affilés week-end compris avant de nous reposer quatre jours à tour de rôle.

Certaines journées ressemblaient à des marathons : lecture des mails au petit dej’, tour sur les réseaux sociaux et revue de presse avant de quitter l’appartement puis, une fois à l’agence, poursuite de l’édition du jour lancée la veille au soir histoire de prendre de l’avance. Avec le smartphone, le bureau était dans la poche et il me suivait partout : chez moi, en reportage, pendant les courses. Je me fixais l’objectif de terminer ma journée de travail avant 22 heures. La barre était parfois trop haute. Je dus alors apprendre à faire tomber des barrières mentales, me dire que si je rentrais chez moi à 23 heures (parfois minuit) pour reprendre tôt le lendemain, ce n’était pas très grave. « Je me reposerai plus tard », me disais-je. J’essayais d’optimiser mon temps : faire des courses ou caler des rendez-vous personnels entre les reportages.

Le journal valait-il la peine que je lui sacrifie ma santé ? Je ne me posais pas trop la question à vrai dire mais j’avais conscience du risque de burn out.

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Polyvalence à outrance ?

 

Les six années qui ont suivi ce plan social ont été à la fois éprouvantes et passionnantes. Passionnantes parce qu’il m’a fallu relever des défis, suivre des événements culturels et politiques de taille, prendre des responsabilités, me mettre aux réseaux sociaux, à la vidéo (les frontières entre presse écrite, télévision et radio s’effacent progressivement). Moi ça m’allait, apprendre de nouvelles choses, être polyvalente, j’aime ça !

Eprouvantes, ces années le furent aussi car peu à peu la direction supprimait des postes dans les différents services (départ en retraite, maladie etc.) On voyait bien que ça allait mal, mais on se disait qu’on tiendrait bien une année de plus. La charge de travail augmentait et il était difficile de faire des choix. Parfois renoncer à un reportage relevait du sacrifice. Je dus apprendre à dire « non » et à l’assumer.

 

26 mai 2020

Il était un petit journal

Mon petit journal a été fondé sous l’Occupation, en 1943, dans ce que les Parisiens appellent « la diagonale du vide ». Il est né et s’est construit dans l’adversité sans faillir à sa ligne éditoriale, clairement à gauche. Il était diffusé sur cinq départements. Après avoir résisté aux Nazis, il a subi la censure pour avoir dénoncé les tortures pendant la guerre d’Algérie. Il a traversé maintes crises économiques et politiques. Ses rotatives ont brûlé dans les années 80 laissant penser à sa fin. Mais c’était sans compter sur la mobilisation des lecteurs, militants et soutiens de tous bords. Le Canard a survécu, de crise en crise, de souscription en souscription, à force de détermination.

 

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Les salariés ont dû tout surmonter, accepter des sacrifices. L’une de mes collègues entrée dans l’entreprise dans sa prime jeunesse s’était entendue dire : « tu verras, cela ne va pas durer bien longtemps ». Au final, elle y aura effectué toute sa carrière ! On ne m’a jamais caché la précarité du journal et à vrai dire je n’aurais jamais pensé y rester douze ans après la signature de mon CDI. Ni m’y plaire autant.

Mes premières années furent instructives. J’apprenais sans cesse, chaperonnée par Jean-Pierre. Il fut un mentor, un second père. Il me rassurait, moi qui doute sans cesse. Sa connaissance du territoire et de ceux qui y vivent demeure inégalable. « Demande au vieux ! » me disait-il souvent.

Les choses se sont gâtées en 2012. Nous avons eu un énième plan social, mais cette fois-ci la moitié des effectifs a dû partir. Ce fut un déchirement. Les plus âgés ont été priés de prendre leur retraite. Des départs volontaires ont été proposés à ceux qui souhaitaient changer de vie. Pour les autres ce fut l’application brute et froide de la loi. Chaque employé possédait un nombre de points qui tenait compte de son âge, sa situation familiale et son ancienneté dans l’entreprise. Ceux qui avaient le moins de points étaient assis sur un siège éjectable. Nous étions deux dans ce cas dans notre département.

Le mandataire judiciaire proposa à des journalistes du siège de muter dans les agences sur des postes occupés par des gens ayant moins de points qu’eux. Le sort passa tout près de moi mais tomba sur mon jeune collègue Manu, à qui l’on avait pourtant promis un temps plein à son embauche. Il dut céder sa place à une photographe reconvertie en rédactrice pour échapper au chômage. Nous avons réussi à le garder près de nous en lui proposant des piges. Trois ans plus tard, il signa un CDI à son grand soulagement (et au mien).

Jean-Pierre fut retraité malgré lui. Il continua à travailler pour son cher journal plus ou moins bénévolement. Gérard devint chef d’agence et nous dûmes nous habituer à travailler davantage. Faire autant (voire plus) avec moins tout en évitant le burn out… Vaste défi.

16 mai 2020

Une seconde famille

Tout tranchait avec « le grand journal » : les conditions matérielles bien sûr, mais aussi le fonctionnement. Je suis passée d’une organisation au carré à celle de « l’à peu près ». Pas de réunion de rédaction le matin mais une discussion au coin du bureau sur ce qu’il y avait à faire dans la journée. Les choses se décidaient au jour le jour, à l’avenant.

La seule richesse était humaine, la plus importante pour moi. Les relations étaient franches et simples. Je me suis vite sentie en famille. Mes nouveaux collègues ne faisaient pas particulièrement attention à leur manière de s’habiller, ils étaient du cru et formés sur le tas, comme moi. L’équipe se composait de cinq personnes : trois rédacteurs et deux secrétaires de rédaction.

Théo possédait un sens de l’humour incroyable. C’est avec lui que j’ai travaillé le premier jour, c’est lui aussi qui un an plus tard me laissera sa place pour se diriger vers la communication. Je lui dois mon premier CDI. Ce jeune papa n’avait pas le Bac mais une culture incroyable. Passionné de free jazz, il organisait un petit festival dans son village chaque été, en pleine campagne. Il roulait ses cigarettes et trouvait l’inspiration en les fumant assis sur le banc devant l’agence.

Jean-Pierre me paraissait plus froid. Ce quinquagénaire grand et sec vivait pour son petit journal. Il lui a sacrifié sa vie de famille. Il avait travaillé dans la restauration, dans la grande distribution, avait vendu des abonnements avant de noircir les colonnes de son canard préféré. Son teint clair, sa barbe et ses cheveux longs lui valurent le surnom du fils de Dieu dans sa jeunesse. Un sobriquet qu’il a gardé toute sa vie.

Pirouette, son Yorkshire, l’accompagnait parfois au bureau. L’animal dormait dans son « coucouche panier » aux pieds de son « papa ». Lorsque quelqu’un entrait dans l’agence, il se faisait un devoir d’aboyer pour protéger son maître. « Tais-toi chien de con !», lui assénait alors ce dernier. Une fois, énervé par les jappements, je l’ai vu attraper la bête et l’enfermer dans un tiroir... avant de le libérer deux minutes plus tard, pris par le remord. Choqué, le petit chien tremblait de tout son corps. « Qu’est-ce qu’il a le Titou ? », s’étonnait Jean-Pierre ! En son absence, le toutou restait muet. Il grimpait sur le vieux bureau et roupillait sur les tas de journaux. Je l’ai entendu ronfler...

 

pirouette

 

La cheffe d’agence approchait de la retraite. Je n’ai travaillé qu’une journée avec celle que l’on surnommait « la baronne ». En fait je la remplaçais.

Les SR avaient leurs propres horaires, l’un était du matin et l’autre du soir par alternance. Michèle était entrée au journal comme claviste, quasiment en même temps que Jean-Pierre, au début des années 80. Ses doigts agiles tapaient les articles et les brèves des correspondants « au kilomètre ». Elle aussi avait un chien mais il n’était pas assez docile pour la suivre à l’agence. Elle aimait chanter et selon son humeur entonnait un air d’Edith Piaf, de Dalida ou de Jean Ferrat, son idole, dont les moustaches s’affichaient fièrement sur le mur. Les blagues qu’elle racontait me faisaient pleurer de rire tout comme ses imitations.

Paul était un peu plus jeune que moi. C’était un vrai geek : épris d’informatique, de cinéma et de séries. Il aimait aussi le jazz ce qui le rapprochait de Théo. Avec Michèle, ils se complétaient parfaitement. Plus réservé que ses collègues, il me fallut un peu plus de temps pour le cerner et l’apprécier à sa juste valeur.

Aujourd’hui, ces gens me manquent terriblement...

 

13 mai 2020

De la richesse à la pauvreté

Les reportages étaient l’occasion de rencontrer les confrères et consœurs de la presse écrite quotidienne et hebdomadaire, de la radio, de la télévision. J’ai vite sympathisé avec les deux journalistes du petit journal local. Ils me racontaient souvent leurs conditions de travail difficiles. Je les écoutais avec une certaine empathie mais à vrai dire je ne me rendais pas compte de la réalité.

Lorsque mon contrat dans le grand média prit fin au bout de dix-huit mois, ces deux confrères ont pensé à moi pour effectuer des remplacements dans leurs agences départementales. « Ce n’est pas terrible, ne te fais pas d’illusion, il n’y a pas d’embauche car on n’a pas un rond », m’avaient-ils prévenu. J’acceptais leur offre sans hésiter car on me proposait du travail et je continuais à être dans le circuit médiatique.

 

Il n’y a eu qu’un mois de battement entre la fin de mon CDD dans le grand journal et le début du contrat dans le petit. J’ai commencé un jour de décembre, un mercredi, dans l’agence située dans la ville-préfecture, à trente minutes de chez moi. Je ne me souviens pas avoir été particulièrement stressée contrairement au rédacteur qui m’a accueillie. Surmené, il était ravi d’avoir un peu d’aide. « Je n’aime pas les mercredis, je suis tout seul », m’avait-il confié sur le pas de la porte en roulant une cigarette.

L’agence était située en centre ville, dans une ancienne bijouterie. De ce commerce subsistaient un store en matière plastique éventré, un mobilier années 80, des placards, de grands tiroirs, une vitrine où journaux et affiches avaient remplacé montres et bracelets et un coffre-fort. A l’abri dans un placard, cette antiquité ne pouvait être déplacée. Les dossiers s’y amoncelaient. L’unique pièce qui faisait office d’open space était mal éclairée par de petites ampoules à led fixées sur des rails, eux-mêmes accrochés au mur. Certaines étaient grillées. Au plafond, une toile couleur sale cachait la misère ! Au sol, un lino de la même teinte avait aussi cette vocation. A gauche, un bureau datant des années soixante était recouvert d’autocollants militants. Les journaux y étaient lancés en vrac à côté d’un i Mac bleu turquoise.

bazar

Dans le fond, séparé par un radiateur, se trouvait le bureau de la cheffe d’agence. A droite, trois grandes tables collées les unes aux autres, accueillaient les ordinateurs de deux rédacteurs et de deux SR (secrétaires de rédaction) ainsi qu’une imprimante à deux sous. Le labo photo avait été improvisé dans l’arrière boutique. S’y trouvaient les toilettes et un évier noirci par l’usage répété des produits chimiques. Dans l’ensemble régnait un bazar incroyable qui m’a sauté aux yeux en entrant. Les livres étaient entassés dans ce qui faisait office de bibliothèque. Des dossiers de presse s’empilaient dans chaque recoin avec des blocs notes.

Un bar dissimulait un fax dont la sonnerie et le bruit des rouleaux en impression me sortirent de ma distraction. « Tu as rendez-vous dans une demi-heure au Centre de Formation des Apprentis pour un petit déjeuner pédagogique », m’annonça mon nouveau collègue en fouillant dans l’agenda.

Dans cette petite entreprise en pleine crise, pas de voiture de service pour les journalistes. Trop onéreux. « Soit tu y vas avec la tienne, soit tu covoitures avec un confrère du grand journal ». J’optais pour le covoiturage.

 

7 mai 2020

« A quelle heure tu finis ce soir ? »

Le téléphone sonnait sans cesse dans ce grand open space aux murs blancs et au sol en moquette : à l’accueil, dans le local des secrétaires, et particulièrement dans le bureau du chef. Les coups de fil venaient du siège. J’ignorais ce qui se disait mais cela énervait toujours le boss qui avait la colère et l’insulte faciles. « Ça me casse les c... », s’agaçait-il systématiquement en raccrochant le combiné.

Une fois, l’appel a remis en question la matinée qu’il avait passée à tracer les maquettes de l’édition du surlendemain (cela se faisait encore à la main à cette époque). Au dernier moment, l’emplacement et la taille des publicités avaient changé. Il est alors entré dans une colère noire et a dévasté son bureau : écran, clavier, dossiers, papiers… tout a volé, y compris les chaises. Son stress était communicatif et me donnait la boule au ventre. Le mercredi, son jour de repos hebdomadaire, l’ambiance était beaucoup plus détendue…

 

photofunky

 

Les journées se déroulaient toujours sur le même rythme : le personnel arrivait entre 8h et 9h15. La conférence de rédaction avait lieu à 9h30 tapantes. Elle consistait à la lecture des rendez-vous de la journée avec l’attribution des reportages et la date de parution. Aucun vrai débat. Parfois, les articles parus dans le journal du jour donnaient lieu à des félicitations et encouragements. Au bout d’une demi-heure, chacun vaquait à ses occupations : rédaction ou reportages. Les textes étaient relus plusieurs fois pendant l’étape de la mise en page, en fin de journée. Les pages étaient ensuite transmises au siège par intranet. Un dernier coup d’oeil était donné avant l’impression.

Nos horaires n’étaient pas fixes. On savait quand on débutait la journée mais jamais quand elle allait se terminer. Elle pouvait être calme puis vers 18h30, 19h, s’emballer brutalement avec un fait-divers ou le décès d’une personnalité. Faire, défaire, refaire… Ne rien prévoir les jours de travail… Ce sont des habitudes que j’ai du prendre. «A quelle heure tu finis ce soir ? », me demandait-on parfois. « Quand j’aurais terminé !», répondais-je toujours.

L’agenda dépendait des invitations que les collectivités, associations, entreprises, établissements scolaires, tribunaux etc. nous envoyaient. Il tenait compte des grands événements annuels : festivals, salons, foires, concerts, marchés, cérémonies commémoratives… mais aussi du calendrier et des saisons. On avait droit aux Pères Noël en décembre, à la galette des rois et aux vœux en janvier, à la Chandeleur en février, aux vide-greniers au printemps, aux examens en juin, à la rentrée en septembre, aux chrysanthèmes dans les cimetières en novembre…

Autant de marronniers qui réjouissent les jeunes journalistes !

Il nous revenait aussi de trouver des sujets, de rebondir sur l’actualité nationale avec un angle local. Il fallait alors rechercher des interlocuteurs et parvenir à les joindre, ce qui mettait notre patience à rude épreuve...

 

PS : evidemment l'image GIF n'est pas de moi...

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Chômeuse sur le divan
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